Cachez cette toile
que je ne saurais voir

« Ce qu’on ne peut pas dire, là-dessus, il faut faire silence. »
(Ludwig Wittgenstein)

Toujours quelque chose manque : le sens, le temps, le peuple. Ici, c’est le fond. La peinture de Varozza ne construit pas autour d’elle sa cohérence ou sa légitimité, elle ne s’aménage pas un environnement. Elle se pose là, presqu’en suspens, littéralement sans fond. Varozza montre qu’entre chaque trait de réel se tapit l’abîme. Il n’y a pas de fond à l’existence, pas de toile peinte pour donner direction et consistance à l’expérience. Les plus beaux chemins sont désorientés. Seul le gouffre reste ; telle est la vérité de notre temps. Mais cette absence est lumineuse, car, comme certains silences parlent, certains vides donnent à voir. Vide ne veut pas dire ici néant engloutissant mais béance inconnue : la blanche nudité, le possible encore vierge. Le « manteau d’idées » (Husserl) a été arraché, un lieu peut naître ; la toile est nue, et le roi aussi. Mais la nudité de la toile n’est jamais l’objet de l’oeuvre, à l’inverse de génies du passé ou d’imitateurs du présent. Elle en est au contraire la trame et le texte, l’intangible pulsation.

L’espace des tableaux de Varozza n’est dès lors pas délimité par des frontières, ni encadré dans des périmètres, mais s’invente à travers l’ouverture. La vision chemine, se perd, se dresse en signes réversibles, en champs imprévisibles. La présence vacille, la topologie questionne. Chaque coup de pinceau est une invitation, toute forme une suggestion. En cela, ses tableaux sont proprement érotiques : ce qui n’est pas montré saute aux yeux. Dans des lignes qui se répondent, par une courbe esseulée, avec des cercles qui se téléscopent en douceur, c’est toujours un espace qui se déroule, qui apparaît et disparaît, qui se joue du regard. Varozza séduit l’espace. Il l’invite à monter, par une petite porte dérobée, se faufilant en silence au cœur de la nuit. L’espace est une maîtresse.

Il y a du défi dans cette façon de converser avec la peinture, de la faire tourner sur elle-même, de lui refuser certains caprices tout en s’abandonnant à elle. Il n’y a pas là de duplicité ou de falsification, mais bien la connaissance intime de l’exigence picturale : la sincérité aussi s’avance masquée. Les tableaux de Varozza recèlent un pari. Varozza a parié à la peinture qu’il pourrait être un de ses grands hommes. Le temps le dira. Mais quoi qu’il en quoi soit, comme pour tous les jeux qui en valent la peine, le but n’est point de gagner, mais de faire en sorte que le jeu continue.

« Des chemins, non des œuvres. » (Martin Heidegger)


Maxime Deckers, Auteur, Août 2016